L’arbre
Elle m’a dit :
 « Un matin, au bout d’un rêve chaud, chaud,
je suis sortie de la maison en courant,
tout droit, traversé la route, sous la clôture,
un matin de septembre,
tu sais, encore frais et brumeux.
Nue, je me suis collée tout contre lui,
cet arbre-là.
Son écorce était dure, crevassée, mouillée,
je lui ai planté les ongles
dans le dos, il m’a dit :
vas-y-vas, t’inquiète pour moi,
on est là pour ça.
 
Fais une photo.
Sur l’arbre, on collera
la photo de l'arbre. »

La gare
 
Elle m’a dit :
« C’est d’ici que mon frère est parti pour la vie,
avec une trop belle au ventre plus rond
que ses grands yeux gris.
Parti où? à Tombouctou?
Non, à Corps-Fous,
ramasser les olives, nager dans l’insouciance.
Après leur départ, bien sûr 
tu comprendras
on a fermé la gare : il fallait, holà,
arrêter l’hémorragie.

Photographie-moi
ce quai long, ce ciel plat,
ce dimanche sans voix. »
Le pêcheur de sandre
 
 Elle m’a dit :
 « C’est quand même marrant !
On ne voit pas ce qu’il fait,
le reste du temps,
au milieu des joncs.
Peut-être que,
tout simplement, il
chasse les moustiques en écoutant la radio,
promène ses chaussettes sur un plancher vernis,
ou prend un bain tiède en récitant des poèmes.
Peut-être aussi
qu’il pense aux jours lointains
où c’était son père
qui menait la barque;
et qu’il faudrait repeindre les châssis
et acheter du jus pour la mobylette.
Fais une photo, mais prends garde
à ne pas l’effaroucher.
Après, il sera très difficile
de le rattraper. »

Le puits
 
 Elle m'a dit:
« Regarde, oui c’est là
qu'on a jeté mon grand-père
Léon Paul, un gamin, un enfant,
au fond d'un trou dont il est ressorti
chaque jour un peu plus sombre, un peu plus gris,
sur la peau, dedans, tout houilli.

Un mot qu’il avait appris,
'anthracose',
y a pas si longtemps
il le répétait, le redisait
d’une voix sourde
et qui faisait des bulles.
(D'autres, à la salive claire, parfois
lui crachaient proprement leur mépris.)
 
Ne t’approche pas trop du puits, ça grince et
j’ai encore peur aujourd’hui. »

Le mur
 
Elle m'a dit:
 
« Avec une copine j'ai, après le vin
d'une bouteille et demie de Graves, gravi
la tassée de ballots, cet entrelacs de ficelots,
de fleurs à souris, d'herbe à mulots,
attirées par, de l'autre côté,
une clameur, un grondement, un trépignement
aux accents de gros sabots.
Il serait stupide que tu me demandes,
oui, que tu me demandes pourquoi
on a saigné poignets et bras
à escalader ce machin-là,
pourquoi on n'a pas fait le tour, ’tout simplement’.
Tout simplement? On voit bien que tu ne sais pas…
 
Fais une photo
et marche donc où tu regardes. »

Le bunker
 
 Elle m’a dit :
 
« Trois
vopos dans un bunker.
Dehors, c’est la tempête,
y a rien à surveiller, c’est pas le temps à l’aventure.
Ils tapent le carton. C’est la der
d’une longue soirée qui finit.
Et puis, sous eux, ça se met à remuer.
L’argile fond, la falaise se liquéfie.
Le cube de béton tangue, roule et glisse
dans la mer.
Coincés dans leur machine à laver les vopos,
entravés par le mobilier renversé,
tour à tour ils boivent la tasse,
ils poussent de grands cris
– « ouah, elle est froide! » –
éclats de rire,
quelle folie, là, au milieu de la nuit.
Le programme blanc/couleurs (à 13° C) terminé,
ils remontent dans le village.
Va falloir se sécher, on a assez grelotté.

Il fut un temps, ici,
où l’était suspect
de photographier
la mer et surtout les nuages. »
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